Archives mensuelles : décembre 2022

L’Étang

© Estelle Hanania

D’après l’œuvre originale Der Teich, de Robert Walser – conception, dramaturgie, mise en scène, scénographie Gisèle Vienne – au Centre Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un court texte de jeunesse écrit par Robert Walser (1878-1956), l’un des grands romanciers allemands de l’après-guerre, le seul qu’il ait rédigé dans sa langue natale, le suisse-allemand, parole intime qu’il avait offerte à sa sœur. Walser, qu’on connaît notamment par Les Enfants Tanner, est une sorte de rebelle pacifique à la plume incisive qui s’intéresse à ce qu’on pourrait nommer des anti-héros. Dans L’Étang, un enfant qui se sent mal aimé par sa mère va la mettre à l’épreuve et simuler un suicide pour mesurer l’amour qu’elle lui porte. À partir de ce drame familial, la détresse adolescente, Gisèle Vienne questionne les sentiments et la violence de la norme sociale inscrite dans les corps, joue sur les limites entre conscient, inconscient et subconscient, fait émerger les images qui l’envahissent et qui vont nous submerger.

Chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, Gisèle Vienne est habitée d’images fortes, denses et singulières, et travaille sur la perception. Elle est entourée de deux actrices remarquables, Adèle Haenel et Julie Shanaban, porteuses des fantasmes de personnages démultipliés, et de leurs voix intérieures amplifiées et dissociées. La partition-texte étant éclatée, au-delà de leurs propres rôles Adèle Haenel, interprète principalement Fritz, le fils au rôle central, large blouson et casquette sur la tête ainsi que les voix d’autres enfants et adolescents ; Julie Shanaban, interprète principalement les voix et le corps des deux mères ainsi que la voix du père. Leur travail est d’une grande précision.

Le spectateur est placé face à une immense boîte blanche dans laquelle sont installés une quinzaine de mannequins, d’élégantes poupées, jusqu’à ce que la porte s’entrebâille et qu’elles soient délicatement prises dans les bras et retirées une à une du plateau, vision évanescente. Puis il prend possession de la scène où se trouvent quelques rares accessoires dont un lit et quelques affaires éparpillées au sol, signe d’une chambre d’adolescent. Les paroles échangées entre mère et fils sont souvent virulentes et la détresse, absolue : « moi aussi j’ai envie de tout cramer », « La prochaine fois je te battrai aussi, moucharde ! » « Il faut savoir se taire… Tais-toi ! » On voyage aux frontières de l’irréalité, de la folie, dans la métamorphose et jusqu’à la métempsycose, le rêve, les absences, la souffrance, la famille en est la chambre d’écho. A certains moments on est au paroxysme, à d’autres s’impose la qualité du silence… Il y a la course, les déchirures, les chutes… « Il est parti… Il va se noyer… La vie… déchirée… »

© Estelle Hanania

Tous les éléments du spectacle, musique, espace, lumières, s’articulent et participent de la singularité de l’écriture scénique. La complicité artistique qui s’est construite depuis plus d’une douzaine d’années entre Gisèle Vienne et Stephen F. O’Malley, compositeur, ouvre sur une écriture musicale qui entre dans le processus de création et fait partie intégrante du jeu des actrices, de même que le morceau original composé par François J. Bonnet. La création sonore d’Adrien Michel complète la partition et traduit l’état d’esprit et les sentiments : éclats de voix, bruits d’avion, essoufflements, grincements, etc. comme traduction de mondes angoissés. La lumière d’Yves Godin est remarquable. On passe du blanc cru aux couleurs dégradées, bleu, vert, rose, orange, noir avec pour points lumineux les cigarettes. Tout converge vers le trouble et l’étrangeté, jusqu’au baiser, tableau final de la perte de l’innocence. On est entre subversion, transgression, émotions, déconstruction et déréalisation. On est dans le jeu de la vie et de la mort, dans le non-sens, dans la trace et l’enfermement. On est dans la solitude.

Gisèle Vienne déplace nos regards par sa vision hypnotique. Formée à l’Institut international de la marionnette, elle s’est nourrie de littérature et de philosophie et son regard de plasticienne met en jeu l’espace, la lumière, la danse et la musique. Fondée en 1999, sa compagnie a créé une quinzaine de spectacles et développé de fidèles complicités artistiques comme avec Dennis Cooper et Jonathan Capdevielle. Kerstin Daley Baradel, actrice avec qui la metteure en scène avait élaboré ce travail, est décédée en juillet 2019, le spectacle lui rend hommage. « Comme c’est calme ici. Comme les sapins se reflètent dans l’eau. Comme les branches dégoulinent, en silence, tout doucement. On dirait un chant. Sur l’eau, les feuilles nagent comme de petits bateaux. Voilà un lieu pour être bien triste et mélancolique. Mais je ne suis pas venu ici pour pleurer » écrit Robert Walser.

Brigitte Rémer, le 28 décembre 2022

Conception, mise en scène, scénographie Gisèle Vienne – Interprétation Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez – Direction musicale Stephen F. O’Malley – Musique originale Stephen F. O Malley, François J. Bonnet – Lumière Yves Godin – Assistanat en tournée Sophie Demeyer – Regard extérieur Dennis Cooper, Anja Röttgerkamp – Traduction française Lucie Taïeb, à partir de la traduction allemande de Händl Klaus et Raphael Urweider – Collaboration à la scénographie Maroussia Vaes – Conception des poupées Gisèle Vienne – Création des poupées Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak et Gisèle Vienne en collaboration avec le Théâtre National de Bretagne – Fabrication du décor Nanterre-Amandiers CDN – Décor et accessoires Gisèle Vienne, Camille Queval et Guillaume Dumont – Costumes Gisèle Vienne, Camille Queval et Pauline Jakobiak – Maquillage et perruques Mélanie Gerbeaux – Régie générale Richard Pierre – Régie son Adrien Michel et Mareike Trillhaas – Régie lumière Iannis Japiot et Samuel Dosière –  Régie plateau Antoine Hordé.

En tournée : 22 au 24 février 2023 : Théâtre populaire romand La Chaux-des-Fonds, La Chaux-des-Fonds (CH) – 28 février, 1er et 2 mars 2023 Centre dramatique national Franche Comté, Besançon (FR) – 30, 31 mars, 1er avril 2023 Théâtre de l’Union, Centre dramatique national du Limousin, Limoges (FR) – 14 et 15 avril 2023, Theater im Pfalzbau, Ludwigshafen (DE).

Trace

© Celina Bensart

Texte Nicole Couderc – mise en scène Gilles David – compagnie La Gaillarde, à la Maison des Arts de Créteil, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin.

« Trace ta route… Aujourd’hui maman est morte » sont les mots qui ouvrent le spectacle. C’est Julie, dix-sept ans, qui délivre ce terrible message, sa mère vient de se suicider en se jetant du huitième étage. La jeune femme va faire l’apprentissage de la solitude et du silence de la maison, du face à face avec son père, directeur d’un supermarché et qui travaille beaucoup.

Autour d’elle, on suit la chronique de la cité urbaine, de la vie à affronter sans pare feu et du regard des autres, de celui de ses copains-copines, Pauline, Sabrina, Tristan, et autres, génération mobiles, musiques, langages jeunes. L’auteure, Nicole Couderc, dessine la vie du quartier et croque des personnages autour du parking d’un supermarché. Certains éléments viennent de sa biographie, précise-t-elle. On y voit les gens qui vont et viennent et se croisent sans se regarder, la dame du 117 au regard d’aigle, bus qu’elle attend tous les jours à 14 heures. Dans le bus monte aussi Danièle la femme au béret, pas vraiment dans le coup et qui travaille dans un centre pour handicapés, qui se déplace toujours avec sa mère et parle à tout le monde, qui chante à la chorale. Pascal y travaille aussi. A la maison il y a le père et son chagrin, les livres qui se mettent en caisse, les vêtements de la mère qu’il ne supporte pas de voir sur sa fille, la référence à des jeux, à une croisière. Il y a aussi la femme de ménage et son repassage, sa famille africaine qui débarque, sa fille qui rame avec les études. Il y a Julie qui interroge son père, les lieux, les dossiers et cherche à reconstituer des bribes de vie heureuse.

La Trace est ce rouge indélébile sur le buisson du trottoir où est tombée sa mère et dans la tête de Julie, c’est en même temps son leitmotiv pour avancer : Trace, trace ta route à toute allure, la vie doit continuer ! C’est sa démarche pour se reconstruire et donner du sens à sa vie au milieu d’informations diverses et contradictoires, de faits divers plutôt sinistres, du trajet du bus 117.

Ce texte de Nicole Couderc a été lauréat pour l’aide à la création d’Artcena en 2019. Il nous emmène dans un quotidien de la vie et sa monotonie, vers les toutes petites choses de la vie où faire un pas en avant mérite tant d’efforts, dans un milieu aux vies cabossées et loin des privilèges, dans une vie où le regard des jeunes se pose sur l’avenir et sur les adultes. Si la partie n’est pas encore jouée, en pointillés elle est conditionnée par ce qui est vécu. Julie porte la robe rouge de son deuil, elle a besoin qu’on sache et sa question finale, Et toi tu sais où tu es ? appelle la difficulté à s’inscrire dans un parcours de vie où une partie de l’essentiel, la mère, s’est absentée.

Le plateau est sobre – décor, lumière, mise en scène, jeu des acteurs, costumes – géré aussi simplement que le propos et cela est bien, (la mise en scène est de Gilles David). Pas besoin de chichi autour d’une vie quotidienne plutôt grise, la vie comme elle va, de la mort d’une mère et des variations autour d’une jeune femme qui ramasse les morceaux du passé et mène son combat avec le réel. L’équipe d’acteurs présente sur le plateau a globalement l’âge des rôles et donne le rythme. Mention spéciale pour l’actrice qui interprète Julie et sait porter ce sujet délicat avec justesse.

Brigitte Rémer, le 26 décembre 2022

Avec : Éléonore Alpi, David Brémaud, Lucie Épicureo, Émilie Lacoste, Marie-Camille Le Baccon, Milla Nizard, Léonce Pruvost, Marion Träger, Rony Wolff. Scénographie Clara Georges Sartorio – création lumière Lison Foulou – costumes Audirna Groschêne – musique et création son Pascal Humbert – régie générale Alexandre Boghossian – avec le soutien du dispositif d’insertion professionnelle de l’Ensatt.

Du 8 au 10 décembre 2022 – Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende, 94000 Créteil – tél. :  01 45 13 19 19 – Site : www.maccreteil.com

Racine carrée du verbe être

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène de Wajdi Mouawad – à La Colline/Théâtre National – Dernières représentations.

C’est un bien joli titre qui nous mène dans la mathématique de Wajdi Mouawad, auteur, metteur en scène et directeur de La Colline, autrement dit racine de Mouawad égale Mouawad, comme la racine carrée permet d’obtenir le nombre de départ. Ainsi va la quadrature du cercle. Car c’est de lui que parle l’auteur, lui du Liban exilé en France puis au Québec avec sa famille, en 1978 quand il avait neuf ans, pour de longues années, en raison de la guerre civile qui y avait sévi de 1975 à 1990, soutenue par les forces antagonistes des États proches comme la Syrie et Israël ; un pays de six millions et demi d’habitants où se mêlent le politique, le religieux et le quasi-mafieux.

© Simon Gosselin

D’une durée de six heures trente, la Geste Mouawadienne est à voir en deux épisodes ou d’une seule traite, selon les jours, elle conte son épopée familiale avec pour toile de fond les explosions du Port de Beyrouth, en 2020 pour lesquelles les différentes autorités se renvoient la balle quant aux origines. Plusieurs doubles, incarnations du personnage nommé Talyani Waqar Malik nous permettent de l’accompagner dans ce dédale de la vie où l’on peut se trouver au même moment dans cinq lieux différents, où les vies se superposent.

Au début Wajdi le jeune est assis face à Wajdi le vieux, le sage et il apprend de lui. Il est prié par son père de filer acheter au plus vite un billet d’avion pour toute la famille pour Paris ou Rome, le premier vol possible, afin de fuir le pays en proie à la violence de la guerre. Et tous se retrouvent à Paris avant de poursuivre leur route pour Montréal. Là s’enclenche le compteur des et si… Là où le hasard mène la danse, là où on aurait pu être un autre et où finalement plus rien n’a vraiment d’importance. Il y a, derrière le foisonnement de l’écriture en désordre et parfois en cliché un questionnement sur l’identité plurielle et les lignées familiales, sur celui que j’aurais été dans un autre contexte et ce que l’exil peut apporter.

Chauffeur de taxi à Paris, le premier Talyani Waqar Malik charge un voyageur à Roissy ; seconde identité, second Talyani Waqar Malik, un neurochirurgien participe à un débat plus que houleux sur les neurosciences en Italie, autour du rapport au réel, de la réalité et de la fiction, son attitude est odieuse, particulièrement avec les femmes ; le troisième est artiste plasticien au Québec, provocateur à outrance dont on lacère les toiles ; le quatrième est condamné à mort aux États-Unis et attend l’exécution de sa sentence à la prison fédérale, un jeune cinéaste autorisé à le filmer oublie de charger sa caméra et tente de le convaincre de demander sa grâce ; ce prisonnier est en fait l’assassin des parents adoptifs du réalisateur, et cela met en jeu la possibilité du pardon. Le cinquième est face à son magasin de jeans dont il ne reste rien après les explosions de Beyrouth.

© Simon Gosselin

Toutes ces histoires se mêlent à la chronique familiale, ouvrant le thème sur l’universel. Des militants écologistes se font arrêter. Il est question de discours aux arbres, de la Naissance de Vénus de Botticelli. On assiste aux règlements de compte intrafamiliaux avant la mort du père et à la transmission de ses affaires. On voudrait qu’il « dise enfin les mots qu’il n’a jamais dits » et qu’il accepte la présence du compagnon qu’on n’a jamais osé lui présenter. Pour l’enterrement on invite les cousins. Il y a l’incompréhension entre frères et sœurs, l’eau bénite hypocrite et jusqu’à l’inceste. Le cours de Hanane au final devient une remarquable démonstration sur Einstein et la relativité restreinte. On flotte alors entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, sur l’être humain paradoxal, sur la racine carrée et le big band, sur la ligne du temps, sur la diagonale et l’hypoténuse.

Et l’on est bien essoufflés quand Wajdi le jeune se trouve à nouveau face à Wajdi le vieux, le sage, à la fin du spectacle après les hauts et les bas du récit, même si les acteurs aux multiples rôles sont passés de l’un à l’autre avec fluidité et précision et si la scénographie a permis de voler d’un lieu à l’autre. Racine carrée du verbe être est une algèbre où l’auteur démultiplié veut embrasser tant d’histoires et de souvenirs qu’il nous étouffe et nous perd dans ses sinuosités.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2022

Avec : Maïté Bufala*, Madalina Constantin, Jade Fortineau, Jérémie Galiana, Delphine Gilquin*, Julie Julien, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac-Olanié, Wajdi Mouawad, Anna Sanchez*, Merwane Tajouiti*, Richard Thériault, Raphael Weinstock / membres de la Jeune troupe de La Colline – enfants en alternance :  Adam Boukhadda, Colin Jolivet, Meaulnes Lacoste, Théodore Levesque, Balthazar Mas-Baglione, Ulysse Mouawad, Adrien Raynal, Noham Touhtouh – avec les voix de Juliette Bayi, Maïté Bufala, Julien Gaillard, Jacky Ido et Valérie Nègre. Assistanat mise en scène Cyril Anrep et Valérie Nègre – dramaturgie Stéphanie Jasmin – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Éric Champoux – conception vidéo Stéphane Pougnand – dessins Wajdi Mouawad et Jérémy Secco – musique originale Paweł Mykietyn – conception sonore Michel Maurer assisté de Sylvère Caton et Julien Lafosse – costumes Emmanuelle Thomas assistée de Léa Delmas – maquillages et coiffures Cécile Kretschmar – couture Anne-Emmanuelle Pradier – interprète polonais Maciej Krysz – suivi du texte et accompagnement des enfants Achille di Zazzo – répétiteur français Barney Cohen – professeur de trompette Roman Didier – avec la participation en répétitions de Yuriy Zavalnyouk – construction du décor par l’atelier de La Colline.

Du 21 au 30 décembre 2022, intégrales à 17h30 – La Colline/Théâtre National, 15 rue Malte Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. 01 44 62 52 52.

Le Sacrifice

© John Hoog

Chorégraphie de Dada Masilo, d’après Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky – musique Ann Masina, Leroy Mapholo, Tlale Makhene, Nathi Shongwe – à la Grande Halle de La Villette.

Originaire de Soweto, Dada Masilo s’est formée à la danse contemporaine dès l’âge de onze ans puis à la danse classique. En Belgique elle a fréquenté le centre PARTS fondé par Anne Teresa De Keersmaeker – inspirée de l’école Mudra de Béjart – et qui fut un laboratoire multiforme ouvert aux grands chorégraphes internationaux dont Trisha Brown, William Forsythe et Pina Bausch. De retour en Afrique du Sud, en 2008 elle fonde sa compagnie puis devient artiste associée de la Dance Factory, à Johannesburg. Elle a présenté en 2012 au Festival d’Avignon le spectacle Refuse the hour, auquel William Kentridge avait collaboré, et elle relit aussi les classiques de la danse occidentale dans une pure réinterprétation métissée de danse africaine. Son Lac des Cygnes fut nominé aux Bessie Award en 2016, Giselle reçut le Prix Danza & Danza de la meilleure Performance, en 2017, elle s’est aussi penchée sur Roméo et Juliette et sur Carmen dont elle a donné sa libre interprétation.

© John Hoog

Dada Masilo cherche son langage entre la danse contemporaine et la danse rituelle du Botswana, appelée danse tswana – du nom de petits animaux qui se meuvent avec élégance – et qui s’exprime en des styles différents selon les événements de la vie qu’elle accompagne, tels que mariage, naissance, fête traditionnelle ou enterrement. La danseuse-chorégraphe avait appris cette forme de danse pendant plusieurs mois, avec un professeur particulier. « À Johannesbourg, la danse tswana fait partie de notre paysage quotidien ; si on se promène dans un centre commercial, on peut voir les jeunes danser, c’est fascinant. J’ai voulu explorer cela » dit-elle. L’hybridation est sa matière vive.

Le Sacrifice a été conçu il y a quatre ans, il était programmé au Festival d’Avignon et fut reporté deux fois en raison de la pandémie, avant sa présentation l’été dernier. Après La Villette, le spectacle poursuivra sa route, en France et à l’étranger.

© John Hoog

Sa référence et source d’inspiration puisent dans Le Sacre du Printemps que Dada Masilo avait découvert par la chorégraphie de Pina Bausch lors de ses études à Bruxelles. Elle s’interrogeait sur la manière de s’approprier l’œuvre à travers rituels et traditions d’Afrique du Sud. La composition de quatre musiciens sud-africains présents sur scène (Ann Masina, Leroy Mapholo, Tlale Makhene, Nathi Shongwe) s’est substituée à la musique d’Igor Stravinsky. Voix, violon, clavier et percussions rythment le cérémoniel qui a gardé pour titre le second tableau de l’œuvre de Stravinsky, Le Sacrifice, tandis que le premier, L’Adoration de la Terre glorifie le printemps et prête ici à des rythmes scandés par les dix danseurs, frappant le sol des pieds et tapant des mains. On aurait voulu davantage encore la voix et la présence habitées d’Ann Masina, à la fois à elle seule Terre, Mère et Cosmogonie. Une expression de contraste basée sur les rituels et traditions de l’Afrique du Sud s’organise dans un dialogue entre danseurs et musiciens où Stravinsky est présent-absent. « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps » écrivait le compositeur.

© John Hoog

Dada Masilo, qui tient le rôle de l’élue travaille la confrontation des styles. Elle ouvre le spectacle par un solo et reste omniprésente tout au long de la chorégraphie. Son groupe, composé de magnifiques danseurs et danseuses, est d’une grande cohésion et fait communauté autour d’elle. De couleur au départ, les costumes se métamorphosent en un blanc majestueusement symbole de pureté (costumes David Hutt), de même que le lys, autre signe porté. Lignes, diagonales, cercles servent un académisme aux géométries parfaitement maîtrisées et une danse partant de l’intérieur pour aller vers l’extérieur tout en jouant de rythmes complexes. Pour la chorégraphe c’est un peu un retour aux sources et à ses racines, une manière de reconnaître ses ancêtres. Dans un esprit de transmission de la tradition, d’hybridation et de fusion entre les registres de danse, elle expérimente. Ici le printemps se dessine, malgré le sacrifice.

La chorégraphie est d’une grande beauté formelle et marque le passage d’une saison à l’autre, d’un état à l’autre par cette célébration rituelle d’un être humain, évoquant le renouveau de la nature. L’interprétation que fait Dada Masilo de son rôle d’élue est pleine de grâce et sa chorégraphie tirée au cordeau dans une recherche du plus que parfait chargée d’énergie et qui communique pour le public, avec l’émotion.

Brigitte Rémer, le 23 décembre 2022

Avec les danseurs : Leorate Dibatana, Lwando Dutyulwa, Thuso Lobeko, Dada Masilo, Lehlohonolo Madise, Songezo Mcilizeli, Refiloe Mogoje, Steven Mokon, Thandiwe Mqokeli, Eutychia Rakaki, Tshepo Zasekhaya – compositeurs et interprétation Ann Masina, Leroy Mapholo, Tlale Makhene, Nathi Shongwe – costumes David Hutt – lumières et vidéo Suzette Le Sueur – son Thabo Pule – assistant production Thabiso Tshabalala.

Vu le 7 décembre 2022 à la Grande Halle de La Villette – En tournée : le 13 décembre, Théâtre Jean Vilar de Suresnes – 15 et 16 décembre, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – 13 janvier 2023, Teatro Central de Séville (Espagne) – 16 janvier 2023, Equilibre-Nuithonie, à Villars-sur-Glâne (Suisse) – 20 et 22 janvier 2023, Desingel à Anvers (Belgiqe) – 25 au 28 janvier 2023, Théâtre de Caen.

Playlist Politique

© Philippe Lebruman

Conception, écriture et mise en scène Émilie Rousset, Compagnie John Corporation, au Théâtre de la Bastille – en coréalisation avec le Festival d’Automne à Paris.

Analyser le rapport entre la promotion d’un événement politique dans sa théâtralité, et sa traduction musicale, telle est la commande à laquelle la conceptrice Émilie Rousset tente d’apporter sa réponse, avec pour exemple l’Ode à la Joie de Ludwig van Beethoven. L’actrice, Anne Steffens, nous fait naviguer sur la toile devant les arborescences de son Mac et installe un climat de chuchotements car à la maison où elle fait ses recherches, son enfant dort et rêve, peut-être construit-il des mondes imaginaires, l’acteur Manuel Vallade s’improvise en mère.

Dès le départ, Émilie Rousset prend de la distance avec le sujet et annonce la couleur, ludique, ironique, fantaisiste plutôt que d’analyse musico-politique. Elle choisit trois moments politiques emblématiques, dans le rayon grandiose : le premier, l’intronisation d’Emmanuel Macron dans la cour du Louvre, accompagné de la finale du quatrième et dernier mouvement de la IXème symphonie de Beethoven, l’Ode à la Joie, sa longue marche en solitaire évoquant celle de son prédécesseur François Mitterrand, au Panthéon. Avec Manuel Vallade dans le rôle-titre de Président de la République, les images qui accompagnent le spectacle reconstituent la marche solennelle de Macron I dans la cour du Louvre pour en « révéler » le côté grandiloquent. Merci Roselyne répète-t-il à l’attention de sa ministre de la Culture

Le second moment, le prestigieux cérémoniel de la Chancelière allemande, Angela Merkel, en décembre 2021 quand elle quitte ses fonctions, accompagnée de la chanson de l’icône punk Nina Hagen, Du hast den Farbfilm vergessen/Tu as oublié la pellicule couleur, véritable tube en Allemagne de l’Est d’où est originaire la chancelière, sorti en 1974 en pleine guerre froide : problème, son parolier, Kurt Demmler accusé de pédocriminalité s’était suicidé en prison, la Chancelière ne le savait-elle pas ?

Le troisième moment est l’investiture de François Mitterrand au Panthéon, dans une mise en scène de Christian Dupavillon conseiller de Jack Lang pour l’architecture et le patrimoine, retransmission conçue pour la télévision où l’allegro assai vivace du quatrième mouvement de l’Ode à la joie interprété sous la baguette de Daniel Barenboïm a manqué tourner court. Porteur d’une rose rouge tout au long du parcours, après l’arrêt devant les tombeaux de Jean Moulin, Jean Jaurès et Victor Schœlcher – en partie couvert par une immense clameur et les pétarades des motos présidentielles, le chef d’orchestre laisse tomber sa baguette et s’interrompt brusquement. Il acceptera finalement de reprendre et redémarrera tout le mouvement, depuis le début, décalant ainsi le minutage présidentiel. La cérémonie avait failli virer au fiasco..

Un quatrième et dernier round nous mène dans un grand débat, où les acteurs se réapproprient les joutes verbales des entre-deux tours. Puis le canevas-texte revient sur le choix de L’Ode à la joie, composée sur un poème de Friedrich von Schiller, devenue symbole officiel de l’Union Européenne et représentant l’Europe. Tous savaient que son adaptateur-arrangeur en était Herbert von Karajan dont le comportement pendant la guerre fut marqué de petits arrangements avec le parti nazi. Comment a-t-on pu promouvoir une telle personnalité ambassadrice de l’hymne européen, lui permettant d’en percevoir les royalties ? La question se pose encore aujourd’hui autour de ce que seraient les contraintes d’État et de la question de la gestion du patrimoine culturel européen.

Toute rhétorique mise à part ce sont les petites histoires en coulisses qui prennent le dessus pour dévoiler les symboles des républiques via les images projetées, reprises par les commentaires des acteurs, Anne Steffens et Manuel Vallade, tous deux simples, justes et pertinents et s’adaptant à la multiplicité de leurs personnages : les oreillettes qui ponctuent le tempo de la marche, les roses remises à Mitterrand au fur et à mesure de la cérémonie, prêtant à un jeu de cache-cache derrière les piliers et à une dispute pour honorer la facture des fleurs… Le commentaire de Romain Rolland : « Tout ce que l’État touche, il le tue. » Le spectacle se ferme sur une visio-conférence et l’arrivée d’une douzaine de choristes et de leur cheffe de cœur exécutant la partition de Beethoven.

© Philippe Lebruman

Dans Playlist Politique Émilie Rousset a exploré de nombreux documents et sources et a tiré un scénario assez subtil de ces moments-charnières dans la vie de nos démocraties mettant en images le pouvoir avec le décalage existant entre le réel et la fiction. Après s’être formée à l’école du Théâtre National de Strasbourg l’auteure/metteure en scène a réalisé performances et installations, films et pièces et créé son propre vocabulaire. On la connaît notamment pour son spectacle Reconstitution : le procès de Bobigny, créé en 2019 avec Maya Boquet où les spectateurs déambulaient de point en point pour entendre l’un des douze témoins qu’elles étaient allées interroger. Elle a présenté en 2021 au T2G de Gennevilliers dans le cadre du Festival d’Automne Les Océanographes puis en 2022 Rituel 5 : La Mort dans le cadre des Talents Adami et Playlist Politique où l’ironie et la parodie sont au rendez-vous.

Brigitte Rémer, le 12 décembre 2022

Avec : Anne Steffens et Manuel Vallade – avec la participation des choristes amateurs de la Queerale, sous la direction de Julie Furton : Lucie Broussin, Xavier Cartiaux, Jasmin Cichoki, Alex Cloos, Roxane Darlot-Harel, Marianne Garaicoechea, Maurane Guillemoto, Sophie Hebrard, Nicolas Hug, Jeanne Jeannot, Vic Krass, Oualid Latreche, Sarah Maeght, Ayefemi Mehou-Loko, Hugo Poindron, Sable Prost, Jonathan Rocheteau, Sylvère Santin, Charlie Trévu, Johan Tyszler, Anaïs Van Den Bussche, Vincent Vanel, Manon Vaux – création vidéo Gabrielle Stemmer – dramaturgie Simon Hatab – collaboration à l’écriture Sarah Maeght – régie lumière Clarisse Bernez-Cambot Labarta, en alternance avec Lucien Prunenec – régie vidéo et son Romain Vuillet – régie générale Jérémie Sananes – stagiaire à la mise en scène Elina Martinez.

Du 25 novembre au 7 décembre – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com En tournée : Points communs/Théâtre 95, Du ma 7 au jeu. 9 février 2023.

Ruptures

© Baptiste Le Quiniou

Chorégraphie de Bouziane Bouteldja, compagnie Dans6T, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine.

Danseur et chorégraphe, Bouziane Bouteldja dirige la compagnie, Dans6T depuis 2007 et crée sa première pièce, Pas si compliqué, en 2009. Il avait auparavant pratiqué la break dance et côtoyé les chorégraphes du hip hop tels que Karim Amghar, Kader Attou, Tayeb Benamara et Olé Khamchania tout en s’ouvrant à la danse contemporaine. De ces métissages est née sa danse d’aujourd’hui dans une dimension sociale et une démarche citoyenne : le chorégraphe monte des projets participatifs et militants, des actions de formation entre autres en milieu scolaire, il est engagé dans la Politique de la ville, à Tarbes où la Compagnie travaille et mène des projets dans les quartiers. Pour Ruptures, les danseurs viennent d’horizons différents – d’Algérie, de France et du Maroc – d’expériences diverses, de différents styles de danses. Ils repoussent toute vulnérabilité et trouvent une énergie commune ici parfaitement maîtrisée.

© Baptiste Le Quiniou

Ruptures, qui s’interroge sur les déplacements de population, travaille sur la perception de l’autre. La pièce débute par un solo acrobatique, avant que les danseurs ne s’alignent dos au public agitant les bras, mains et coudes, comme des sémaphores désarticulés, travaillant la fluidité et les asymétries. Pieds nus, en short et tee-shirt noir, ils laissent des traces sur la terre qui recouvre le plateau et qui, plus tard formera en s’envolant, comme des fumeroles et un épais brouillard.

La musique est puissante, multiforme, électronique, parfois aquatique mettant en jeu des cordes, parfois déchaînée allant jusqu’au tonnerre (création musicale Arnaud Vernet Le Naun). Il y a une dramaturgie de la musique, le compositeur et le chorégraphe ont fait voyage commun à travers plusieurs spectacles, il y a aussi une dramaturgie de la chorégraphie. On traverse des moments d’hésitation, de désespoir avec spasmes et tremblements, de déchirements intérieurs. Les corps ne se touchent pas. Certaines séquences comme des rituels de mort appellent l’apocalypse, on pense à Jérôme Bosch. Puis on se trouve soudain dans le magma, au centre de la terre, ou dans l’évocation de l’animalité. Parfois, le mouvement se suspend et chaque danseur réinvente une histoire, peut-être la sienne. Plus tard, au sol, les visages posés contre la terre brune se pétrifient et les lumières latérales font effet de radiations (lumière de Cyril Leclerc). Un rideau de pluie soudain troue l’horizon de la scène, comme auprès d’une oasis les danseurs s’y rafraîchissent et mènent leur lutte avec l’ange (scénographie Clément Vernerey).

© Baptiste Le Quiniou

Dans Ruptures les énergies circulent, il y a comme un chœur ou une vague qui emporte tout. L’alphabet chorégraphique de Bouziane Bouteldja est riche et multidimensionnel, il puise dans différentes cultures et styles – entre autres, les danses gnawas et sud-africaines, les rites anciens de la fertilité – et cultive une danse sociale, au même titre que Lia Rodrigues le fait au Brésil.  Pour Ruptures le chorégraphe s’est nourri du Sel de la terre du photographe Sebatião Salgado ; de l’Atlas de l’Anthropocène de François Gemenne et Aleksandar Rankovic qui mettent en images le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la pollution atmosphérique et les catastrophes naturelles ; de Sapiens, une brève histoire de l’humanité et d’Homo Deus, une brève histoire de l’avenir, de l’historien Youval Noah Harari.

Ici, des figures acrobatiques virtuoses transforment les danseurs en toupies, ils forment cercle, à genoux et tournent sur eux-mêmes, au sol. La femme porte l’homme, des crépitements surgissent, des rires se suspendent, des jeux de miroir démultiplient les danseurs et les gestes. La lumière baisse accompagnant le solo d’une femme, la peur, la solitude reviennent en lame de fond. Les danseurs se referment. La chorégraphie est pleine de grâce et nous tend la main.

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2022

Interprétation : Mathide Rispal, Clara Henry, Alison Benezech, Zineb Boujema, Faouzi Mrani, Redouane Nasry, Med Medelsi – assistante chorégraphique Alison Benezech – création musicale Arnaud Vernet Le Naun – lumière Cyril Leclerc – scénographie Clément Vernerey.

Vu le 2 décembre 2022 au Théâtre Jean Vilar de Suresnes, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – tél. : 01 55 53 10 60 site : theatrejeanvilar.com et www.dans6t.com – en tournée : 17 et 19 janvier 2023, Foix, L’estive scène nationale – 21 janvier 2023, Saint Gaudens,Théâtre Jean Marmigon – 24 janvier 2023, Albi, Scène nationale.

Entre les lignes

© Mariano Barrientos

Une création artistique de Tiago Rodrigues et Tónan Quito – texte Tiago Rodrigues, en français et portugais surtitré – avec Tónan Quito – à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet.

Quand avons-nous perdu la parole ? Telle est la question que pose le spectacle s’entourant de Sophocle et de l’absurde, sur les pas d’Œdipe et sur ceux de la création. La rencontre se passe au sommet de l’Athénée-Louis Jouvet dans la petite salle écrin Christian Bérard – du nom du scénographe de Louis Jouvet – en parfaite antithèse avec l’acteur basket survêt prêt à engager la conversation comme sur un coin de frigo, au bistrot du coin.

Même grand écart entre la métaphore de la cité grecque, déserte, et le sens de notre époque, ici dans les péripéties de l’attente d’un texte à jouer et qui ne vient pas, celui de Tiago Rodrigues et de l’échange entre l’auteur et l’acteur, Tónan Quito. Grand écart entre les yeux perdus d’Œdipe après le meurtre du père, ceux a priori mal en point de l’auteur, ceux de l’acteur via ses lunettes dans sa peur solitaire de l’absence et du vide, faute de matière première, le texte. Tónan Quito jongle entre deux langues, la sienne le portugais, qui se surtitre sur écran et le français, pour l’adresse au public. Autour de lui et comme dans une cellule une table et une chaise, puis quatre néons à enjamber posés au sol et qui fragmentent l’espace.

La quête d’Œdipe nous mène jusqu’au Mozambique en 1960 par un exemplaire de l’ouvrage trouvé dans la bibliothèque du centre pénitencier de Lisbonne. Tiago et son texte ont disparu ? Qu’à cela ne tienne, Tónan nous lit ce mythe d’Œdipe et, entre les lignes, en écriture parallèle, la lettre d’un prisonnier ayant tué son père, adressée à sa mère. « Je me suis condamné à vivre dans son ombre pour le restant de mes jours, en ne le voyant plus je parviendrai peut-être à l’oublier. »  L’écriture du prisonnier est entrelacée dans les mots d’Œdipe-Roi, comme si, à tant de siècles d’écart, les destins s’étaient rejoués de la même façon.

L’acteur prend le public à témoin, comme à de nombreux autres moments du spectacle, et l’emmène à la bibliothèque de la prison où toutes les grandes références – Homère, Tolstoï, Racine, Shakespeare, Dostoïevski, et d’autres – ont disparu des rayons, constat du vieillard-bibliothécaire qui observe « les trous dans les rangées de livres, comme les touches manquantes d’un piano à queue dans un salon viennois. » Plus tard, les notes d’un piano viendront suspendre les mythes. Le bibliothécaire se souvient de la disparition du volume d’Œdipe-Roi et montre les coupables : dans une cellule, un vieil aveugle écoute un vieux lecteur par l’entremise d’un autre mythe, Don Quichotte « Je réalisais que tu n’étais qu’un rêve… » Télescopage des temps et mémoires qui se superposent.

L’entremêlement des mythes entre eux, des mythes et de la vie, des époques, sont autant de figures de style entre les sentiments, le mensonge, les mots et les idées. À plusieurs moments de la représentation Tónan Quito prend le public à témoin et au final lui offre une brochure : le fac-similé d’Œdipe-Roi issu de la bibliothèque du centre pénitencier de Lisbonne, surlignée et augmentée des mots du prisonnier écrits à la main et collant au mythe.

Entre les lignes est un peu comme un objet volant non identifié qui dessinerait quelques traces dans le ciel et parlerait de la fragilité de la création théâtrale, autre métaphore. La complicité entre Tónan Quito et Tiago Rodrigues qui travaillent ensemble depuis longtemps, entre l’acteur qui attend son texte et l’auteur qui se fait discret est un autre fil tendu.

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2022

Collaboration artistique Magda Bizarro – décor, lumière, costumes Magda Bizarro, Tiago Rodrigues et Tónan Quito – traduction française Thomas Resendes – surtitres Sónia De Almeida – direction technique André Pato. (Voir aussi nos articles des 28 et 29 octobre 2022 sur deux spectacles de Tiago Rodrigues récemment présentés au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris : Le Choeur des amants et Catarina et la beauté de tuer des fascistes.)

Jusqu’au 17 décembre 2022, Du mardi au samedi à 20 h 30 – Théâtre de l’Athénée, Salle Christian-Bérard, 2/4, square de l’Opéra Louis-Jouvet. 75009 Paris

La Ménagerie de verre

© Jan Versweyveld

Pièce de Tennessee Williams, traduction française Isabelle Famchon, mise en scène Ivo van Hove, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

Il avait écrit Portrait d’une jeune fille en verre en 1943, qui servit de point de départ pour l’écriture de La Ménagerie de verre. Créée en décembre 1944 à Chicago, la pièce de Tennessee Williams (1911-1983) écrivain américain dont l’œuvre sera révélée au grand public par le cinéma, remporta d’emblée un vif succès, puis fut un triomphe à New-York. « À compter de cette soirée, le théâtre américain ne sera plus le même » disait un critique. Avant cette révélation – La Ménagerie de verre lui assurera une belle notoriété et de l’argent – l’écrivain avait traversé de longs tunnels.

© Jan Versweyveld

Avec cette pièce on entre dans le huis clos de la famille Wingfield, modeste, composée de la mère, Amanda (Isabelle Huppert), qui regarde plutôt vers le passé et se bataille pour gagner un peu d’argent ; de Tom, le fils aîné (Antoine Reinartz), qui se voudrait écrivain et qui travaille dans l’entrepôt d’une fabrique de chaussures pour un maigre salaire et aide aux besoins de la famille. Il a pour spécificité de disparaître chaque soir, pour, dit-il, aller au cinéma ; ou encore il se plante longuement à la fenêtre écouter la musique du dancing d’en face, le Paradis sur terre. C’est à sa sœur qu’un jour il confie ses expériences de la nuit comme celle de regarder le prestidigitateur Malvolio au music-hall. Au-delà de son personnage Tom tient aussi le rôle de narrateur et apparaît sur scène à partir de la salle, c’est lui qui se souvient. La pièce est sa mémoire, l’escalier de secours son territoire. Il vit entre le dedans et le dehors. Le troisième personnage est Laura (Justine Bachelet), Petite sœur comme il la nomme avec tendresse, qui reste pelotonnée dans sa chambre comme un animal blessé. Son vieux phono pour univers qui permet de rêver à travers la musique et ses chansons préférées – dont La Mer, de Charles Trenet que l’on entend – (son et musique, Georges Dhauw) et son paradis très secret, une collection de petits objets de verre que sa mère appelle sa ménagerie de verre. Le quatrième personnage est un collègue de l’entrepôt qui travaille avec Tom, Jim O’Connor (Cyril Gueï), invité un soir à dîner dans le but de lui présenter Laura, une mise en scène d’Amanda qui, pour assurer un avenir à ses enfants, son mari parti, n’a de cesse de se trouver un gendre. Beaucoup de tendresse circule dans la famille où la mère mène la danse comme une femme-enfant dans la proposition d’Ivo Van Hove, mais aussi comme une mère pélican qui protège les siens avec volonté et énergie, avec gaîté, passant aussi du rire aux larmes, mère omniprésente donc destructrice dans le même temps.

© Jan Versweyveld

L’une des scènes-clés est celle de la rencontre entre Laura et Jim, au départ très improbable d’autant que la jeune fille se terre quand elle comprend que Jim est le jeune garçon repéré à l’école quand elle était petite, dont elle avait été secrètement amoureuse et qui l’appelait Rosie Bleue. La rencontre sera brève, tendre et solaire, pleine d’émotion et de fragilité. Laura finit par montrer à Jim son secret, sa ménagerie de verre, « ces petits objets décoratifs, des bibelots principalement ! Surtout des petits animaux en verre, les plus petits animaux au monde. » La licorne qu’elle avait sortie tombera pendant l’apprentissage malhabile d’une danse, perdant son attribut magique, sa corne. « Ce n’est pas tragique, Jimmy, le verre se casse facilement, même si on fait très attention… Il ressemble maintenant à tous les autres chevaux… » dit-elle et elle le lui offrira avant qu’il ne parte, « en… souvenir » car elle vient de comprendre qu’elle ne le reverrait pas. L’horizon en effet s’est aussi vite obscurci, Jim lui ayant annoncé qu’il était fiancé.

© Jan Versweyveld

« L’action de la pièce se passe dans la mémoire de l’auteur, et n’a par conséquent rien de réel » précise Tennessee Williams qui pourtant s’est inspiré de sa famille, d’une mère castratrice, Edwina, de sa sœur, Rose, quelqu’un de précieux dans sa vie, jeune fille bipolaire donc aussi fragile que les figurines de verre de Laura dans la pièce. Il l’aidait quand il pouvait, et fera toujours référence à elle. Plus tard, il écrira : « Miss Rose, vous m’avez donné toute la poésie qui est dans mon âme. » L’œuvre de Tennessee Williams est multiforme, il a écrit des nouvelles, des pièces, des poèmes, des lettres, son autobiographie. Sa vie entière fut dédiée à l’écriture et à la solitude, on y perçoit aussi le contexte du début du XXème siècle avec la montée du fascisme en Europe, la raideur politique et économique, l’âpreté des relations entre les gens, la violence. Dans toutes ses pièces, l’écrivain s’est intéressé aux êtres qui flottent face à la réalité ; ainsi dans Un tramway nommé Désir, La Chatte sur un toit brûlant, L’Homme à la peau de serpent ou La Nuit de l’iguane, pour ne citer que quelques titres, même si La Ménagerie de verre, sorte de métaphore de sa vie, reste sa pièce la plus autobiographique. Dans Portrait d’une jeune fille en verre Tennessee Williams écrivait : « Je ne pense pas que ma soeur ait été réellement folle. Je crois que les pétales de son esprit se trouvaient simplement repliés par la peur et je ne saurais dire si ce n’était pas là la voie d’une secrète sagesse… »

À la fin de la pièce, Tom est renvoyé de l’entrepôt pour avoir écrit un poème sur une boîte à chaussures neuve et après une dernière altercation avec sa mère qui l’accable : « Nous voici en plus couverts de ridicule…Nos efforts, notre fatigue, toutes nos dépenses… Tout ça pourquoi ? Pour recevoir le fiancé d’une autre…Eh bien va-t’en ! Va dans la lune… » Ce à quoi il répond : « Je ne suis pas allé dans la lune je suis allé beaucoup plus loin car le temps est la plus grande distance entre nous… » Il finira par s’enfuir, sa narration finale est déchirante. « J’ai quitté Saint-Louis. J’ai descendu pour la dernière fois cet escalier de secours et ensuite j’ai suivi les traces de mon père. J’ai beaucoup voyagé… Et tout à coup ma sœur me touchait l’épaule, je me retournais et la voyais là, devant moi… Oh, Laura, Laura, j’ai essayé de t’abandonner derrière moi, mais je suis plus fidèle que je ne l’aurais voulu ! » On entend Tennessee Williams dans ses errances, sa mélancolie, et dans le souvenir de Rose.

© Jan Versweyveld

Metteur en scène pour le théâtre et l’opéra connu des grandes scènes d’Europe, Ivo Van Hove propose sa lecture de La Ménagerie de verre. dans une mise en scène à la fois simple et mettant en exergue la complexité des personnages. Sa direction d’acteurs est d’une grande précision et délicatesse. Nous sommes chez les Wingfield, la scénographie (de Jan Versweyveld qui signe aussi les lumières),  place le spectateur face à la cuisine, domaine de la mère où Isabelle Huppert en Amanda redouble d’inventivité ; face à la chambre, domaine de Laura gardienne de la musique et de son phono où Justine Bachelet est d’une profondeur et d’une justesse extrêmes ; face au territoire de Tom, cet escalier de secours dans l’entre-deux où Antoine Reinartz marque sa ligne de fuite dans son hésitation à partir ou rester ; face à ce placard dérobé qui ne s’ouvrira que pour Jim, le temps d’un soupir, où Cyril Gueï joue sa partition et dessine habilement son personnage.

La légèreté d’Amanda – qu’illustrent entre autres les préparatifs du dîner avec Jim, la confection des robes pour elle et pour Laura (costumes An D’Huys) et tant d’autres séquences – est l’exact contraire de la plongée abyssale de Laura en elle-même. Finalement il pleut dans la maison, au sens le plus physique du terme, montrant la pauvreté et le désarroi de la famille. La fin est noire. Dans cette pièce de la mémoire tout est fragilité et nostalgie, blessure et mélancolie.

Brigitte Rémer, le 5 décembre 2022

Avec : Isabelle Huppert, Amanda – Justine Bachelet, Laura – Cyril Gueï, Jim – Antoine Reinartz, Tom – dramaturgie Koen Tachelet – scénographie, lumière, Jan Versweyveld – costumes, An D’Huys – son et musique, Georges Dhauw.

Du 25 novembre au 22 décembre 2022 – Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006. Paris – Site : www.theatre-odeon.eu – tél.  01 44 85 40 40

La Douleur

© Ros Ribas

Texte Marguerite Duras, mise en scène Patrice Chéreau et Thierry Thieû-Niang – avec Dominique Blanc, sociétaire de la Comédie-Française – Athénée/Théâtre Louis Jouvet.

C’est un texte écrit entre 1946 et 1948, dans le deuxième Cahier de la guerre rédigé par Marguerite Duras et qui ne sera publié qu’en 1985 – l’ensemble de ses Cahiers couvrent les années 1943 à 1949 -. « J’ai retrouvé ce Journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château. Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit… » dira-t-elle plus tard.

Robert Antelme son époux, écrivain et résistant, dans le texte Robert L, a été arrêté puis déporté à Dachau en 1944. L’année précédente ils avaient emménagé au 5 rue Saint-Benoît, à Saint-Germain des Prés, leur appartement était alors le quartier général d’intellectuels comme Edgar Morin, Claude Roy, Maurice Nadeau, Dyonis Mascolo, très ami avec Robert Antelme – que Marguerite Duras épousera en 1947 et dont elle aura un enfant. Elle, en l’absence de Robert L, consigne ses émotions, son interminable attente, sa douleur au moment de sa disparition et par petites touches esquisse le chaos de l’époque. À la Libération, les camps se libèrent, petit à petit. Robert Antelme en sort, il est dans un état critique.

L’Athénée remet à l’affiche La Douleur dont Patrice Chéreau, disparu en 2013, avait signé la mise en scène cinq ans auparavant, avec Thierry Thieû-Niang. C’est sous le regard de ce dernier que la vertigineuse Dominique Blanc, qui avait obtenu le Molière de la meilleure comédienne, en 2010 pour ce texte, le reprend. Sociétaire de la Comédie-Française depuis 2016, l’actrice avait auparavant travaillé avec de nombreux grands metteurs en scène entre autres Luc Bondy, Jean-Pierre Vincent, Antoine Vitez, Deborah Warner. C’est en 1981 qu’elle avait rencontré Patrice Chéreau et joué pour la première fois sous sa direction dans Peer Gynt d’Ibsen, avant de tourner dans deux de ses films, La Reine Margot et Ceux qui m’aiment prendront le train. « Je suis née au théâtre en 1981 avec Peer Gynt au TNP de Villeurbanne » dit-elle « huit heures de théâtre et la folie des mots d’Ibsen : être soi ! » En 2003 la Phèdre qu’elle interprète dans la mise en scène de Chéreau fait date.

Dans son préambule à La Douleur, Marguerite Duras écrit : « La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie… » Dominique Blanc nous la fait percevoir avec beaucoup de finesse. Robert L, est absent, l’auteure tourne dans la maison. Elle aime la vie et la vie se suspend. « Face à la cheminée, le téléphone, il est à côté de moi. À droite, la porte du salon et le couloir. Au fond du couloir, la porte d’entrée. Il pourrait revenir directement. Il sommerait à la porte d’entrée… » L’actrice est assise à la table, son sac sur les genoux, le téléphone tout près d’elle. De l’autre côté, une rangée de chaises. Tout est simple, dépouillé, évident et douloureux, son cœur mis à nu.

Le retour est terrible. « Dans mon souvenir, à un moment donné, les bruits s’éteignent et je le vois. Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. Il se laisse regarder. » Le corps doit se remettre en marche. Se réalimenter. Éliminer. « La lutte a commencé très vite avec la mort. » Quelques-unes des pages portées par Dominique Blanc à la fin du spectacle sont rudes, toute la crasse des camps et la noirceur de la situation semblant ressortir par tous les orifices, jusqu’au jour où il put dire enfin : « J’ai faim. » Dominique Blanc restitue un texte en sa plus simple expression, dans toutes les nuances de l’attente, de l’angoisse, de la douleur, de l’espoir et lui donne une grande force. Un magnifique travail !

Brigitte Rémer, le 4 décembre 2022

Sous l’œil de Thierry Thieû-Niang – création et régie lumière Gilles Bottachi – régie générale Paul Besnard – production : Les Visiteurs du Soir – Le texte de Marguerite Duras, La Douleur, est publié chez P.O.L.

Du 23 novembre au 11 décembre 2022 à 20h, dimanche à 16h – Athénée/Théâtre Louis Jouvet, 2/4 square de l’Opéra. 75009. Paris – métro : Opéra, Havre Caumartin – tél. : 01 53 05 19 19 – Site : athenee-theatre.com. En tournée 2022/23 : du 13 au 18 décembre, Théâtre des Bernardines, Marseille – mardi 23 mai 2023 Maison des Arts, Thonon-les-Bains – jeudi 25 mai, Le Mail, Soissons – 30/31 mai La Coursive, La Rochelle – 2/3 juin, Théâtre National de Nice – 6 au 8 juin MC2, Grenoble – mardi 13 juin, Anjou Festival, Angers – vendredi 16 juin, Perugia (IT), Teatro del Umbria, Perugia Festival.

Rebetiko

© Mara Kyriakidou

Fable sociale pour objets et marionnettes réalisée par l’Anima Théâtre, écriture Panayotis Evangelidis, mise en scène Yiorgos Karakantzas, musique Nicolo Terrassi, au Mouffetard/Théâtre national de la Marionnette.

C’est l’histoire d’une vieille femme qui se souvient de son enfance. L’Histoire, la grande Histoire, lui vole ses parents quand elle a dix ans et que la ville est en feu, elle, réussit à s’enfuir à bord d’une petite embarcation. On suit son odyssée, à travers risques, dangers et espérances, en compagnie du jeune garçon qu’elle rencontre et qui devient un compagnon de route, tentant de la protéger. Après le naufrage de leur bateau, ils se retrouvent dans un camp de réfugiés avant d’être séparés, puis de se retrouver, en final, au fond de deux poubelles. Un second parcours se joue en parallèle, celui de la grand-mère menant une vie paisible avec son petit-fils, sauvant un jour de la police une jeune fille de couleur qu’elle accueille chez elle. Le troisième élément est celui des références littéraires et cinématographiques.

© Mara Kyriakidou

Tissant des passerelles entre le passé et le présent, Rebetiko est un spectacle sans paroles basé sur des images d’archives et sur l’histoire des deux grands-mères du metteur en scène, Yiorgos Karakantzas qui, comme une part importante de la population grecque juive arménienne, durent en 1923 fuir le pays et s’exiler. Sa grand-mère maternelle avait quitté le quartier grec de sa ville de Smyrne (Turquie), en proie aux flammes, elle n’en parlait pas. Les images, les figurines, l’univers plastique et l’environnement musical racontent l’exil et font fonction de narrateurs.

Les marionnettes sont de belles sculptures portées à la manière du bunraku, manipulatrices vêtues et cagoulées de noir, ou cachées en arrière-plan quand les figurines évoluent dans un petit castelet central (manipulation : Irene Lentini et Magali Jacquot). Demy Papada et Dimitris Stamou du Merlin Puppet Theater fondé à Athènes en 1995, installé à Berlin depuis une dizaine d’années, ont construit les marionnettes et ont été associés à la création du spectacle sur lequel ils ont apporté leur regard expérimenté.

© Mara Kyriakidou

Le théâtre d’ombres, les projections vidéo et d’images holographiques travaillées par Shémie Reut, réalisateur spécialiste en effets spéciaux virtuels pour le cinéma, utilisent ici une technique de prestidigitation basée sur l’illusion optique – la technique du fantôme de Pepper : une plaque semi-réfléchissante en verre métallisé ou film plastique positionnée à 45° et combinée avec des techniques d’éclairage particulières, permet de faire croire que des objets apparaissent, disparaissent ou deviennent transparents, ou qu’un objet se transforme en un autre. C’est dire la dimension et la force que prennent les images ici dédoublées, habilement insérées dans le dispositif et équilibrées par la mise en scène, pour ne jamais faire disparaître les marionnettes qui évoluent comme dans un décor cinématographique en mouvement (création de la structure : Sylvain Georget et Patrick Vindimian, assistés de Mara Kyriakidou ; création lumières Jean-Louis Floro). L’action se déroule entre le miroir et l’écran, conférant à l’ensemble un côté résolument onirique.

© Mara Kyriakidou

La musique in situ et l’environnement sonore de Nicolo Terrassi, compositeur né à Palerme, complètent le voyage, à partir d’une laterna aux échos métalliques placé côté jardin d’où le musicien officiela laterna est une sorte de piano mécanique né à Constantinople au XIXe siècle et qui a voyagé jusqu’en Grèce – « Je pense le rebetiko comme l’essence et le parfum de l’odyssée que je veux raconter : né de l’arrivée en Grèce des réfugiés des côtes de l’Asie mineure, interdit sous la dictature des Colonels, exilé jusqu’aux États-Unis et l’Australie avec les immigrés, un chant de survivants et de diaspora » dit Yiorgos Karakantzas. Enracinée dans les sources du Rebetiko, la création musicale ponctue cette fresque, en fait si contemporaine.

Anima Théâtre est né en 2004 à Marseille de la rencontre entre Yiorgos Karakantzas et Claire Latarget faite cinq ans plus tôt à l’École nationale supérieure des Arts de la Marionnette fondée par Margareta Niculescu. La troupe a maintenant posé ses tréteaux à Marseille et Claire Latarget est artiste et auteure indépendante. Créé en 2020, Rebetiko est un spectacle fragile et fort où la marionnette s’enroule dans les puissants éléments qui l’environnent, un océan démonté suivi d’un sauvetage, un déracinement forcé et une errance sur des routes aujourd’hui malheureusement encore empruntées. Avec Rebetiko le passé se conjugue avec le présent tout en continuant à interroger l’Histoire, qui sans cesse se répète.

Brigitte Rémer, le 2 décembre 2022

Avec – marionnettistes : Irene Lentini, Magali Jacquot – compositeur et musicien : Nicolo Terrasi – régie : Nicolas Schintone – construction : Demy Papada, Dimitris Stamou – Cie Merlin Puppet Teatre : marionnettes et accessoires – Panos Ioannidis, laterna – Sylvain Georget, Patrick Vindimian (structure) assistés de Mara Kyriakidou – création lumières : Jean-Louis Floro – vidéo : Shemie Reut – musique : Katrina Douka (voix), Christos Karypidis (oud), Tassos Tsitsivakos (bouzouki) – costumes : Stéphanie Mestre

Du 22 au 30 novembre 2022, au Mouffetard/Théâtre national de la Marionnette, 73, rue Mouffetard – 75005 Paris – métro : Place Monge – site : lemouffetard.com – tél. : 01 84 79 44 44.

Via Injabulo 

Deux chorégraphies : førm Inførms, de Marco Da Silva Ferreira et Emaphalkathini d’Amala Dianor – compagnie Via Katlehong, à la Maison des Arts de Créteil.

Emaphalkathini © John Hogg

Créée en 1992, la compagnie Via Katlehong originaire d’Afrique du Sud porte le nom d’un township où règnent pauvreté et apartheid. Pilotée par Buru Mohlabane et Steven Faleni elle s’inscrit à la croisée de cultures métissées, de la contestation et de l’engagement, et remplit une mission éducative et sociale. La troupe travaille sur les cultures communautaires et témoigne particulièrement de la sienne, la culture pantsula née de l’exode rural et de l’enfermement dans des townships, ces ghettos situés à la lisière des grandes villes où régnaient chômage et criminalité.

førm Inførms © Pedro Sardinha

Dans l’hybridation de sa danse, Via Katlehong combine la danse pantsula, sorte de hip hop moins le côté acrobatique, la tap danse, comme des claquettes avec chaussures ferrées, le step, ces pas variés et rythmés sur une musique d’enfer, le gumboot, une danse de mineurs à base de frappes des mains sur les cuisses et les mollets, le tout réalisé avec une incroyable rapidité et un tonus témoignant d’une grande force de vie, d’une belle virtuosité. La compagnie s’adjoint parfois le regard, les techniques et l’univers de chorégraphes invités. Ce fut le cas avec Robyn Orlin et Christian Rizzo, et en 2017 avec Gregory Muqoma qui avait créé pour et avec eux Via Kanana qui remporta un grand succès. Cette année, Marco Da Silva Ferreira, chorégraphe portugais et Amala Dianor, chorégraphe franco-sénégalais, créèrent avec huit danseurs de la Compagnie, Via Injabulo pour le Festival d’Avignon.

Formé en autodidacte aux danses urbaines et imbibé de kuduro, un style venu d’Angola, Marco Da Silva Ferreira inscrit sa pièce førm Inførms, en première partie et « revisite les archives de ses créations précédentes. » Avec humour et dans une rapidité folle jusqu’à l’anéantissement, en référence à hier, les danseurs se cassent et se réparent, expriment leur bonheur et leur souffrance, dansent seuls mais ensemble. La pièce s’inscrit dans le contraste, le contrepoint, la décomposition et la recomposition et étire les opposés jusqu’à la dérision, mettant l’accent sur la métamorphose des corps.

En seconde partie, c’est avec Emaphalkathini – qui signifie en zoulou entre deux – que le danseur hip hop et chorégraphe Amala Dianor formé entre autres au CNDC d’Angers et ayant été interprète dans différentes compagnies, développe l’hybridation et la résilience, la fête et la fureur de vivre. Hybride aussi la musique, composée de chants zoulous et de house music. Le chorégraphe est allé travailler dans le township des Via Katlehong, et a choisi « de donner la part belle à cette énergie tout en montrant le revers de la médaille, la tension inhérente en Afrique du Sud. » Avec les danseurs, il défriche de nouveaux espaces en repoussant les frontières, crée un hymne à la jeunesse et une poétique de l’altérité.

Accompagné de ces deux chorégraphes, Marco Da Silva Ferreira et Amala Dianor, Via Katlehong s’engage dans la danse, célèbre la vie et dégage avec sa générosité partagée une frénétique énergie collective. Les danseurs ne touchent plus terre et dépassant les tourments, inventent leurs fêtes à travers leurs engagements pleins de fantaisie et d’inventivité. Cette puissance et cette force de vie sont contagieuses et bien utiles, par les temps qui courent.

Brigitte Rémer, le 30 novembre 2022

Avec les danseurs : Thulisile Binda, Julia Burnhams, Katleho Lekhula, Lungile Mahlangu, TshepoMohlabane, Kgadi Motsoane, Thato Qofela et Abel Vilakazi – musique : førm Inførms, Jonathan Uliel Saldanha – Emaphalkathini, Awir Leon – lumières Cárin Geada – costumes, stylisme : førm Inførms, Dark Dindie styling concept – Emaphalkathini, Julia Burnham – régisseur général Alexander Farmer – directeurs de projet, Buru Mohlabane et Steven Faleni (Via Katlehong).

Du 24 au 26 novembre 2022 à 20h – à la Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende, 94000 Créteil – ligne 8 : Créteil-préfecture – site : www.maccreteil.com – tél. : 01 45 13 19 19

Neighbours

© Julien Benhamou

Chorégraphie et danse Brigel Gjoka et Rauf “Rubberlegz” Yasit en collaboration avec William Forsythe – musique Ruşan Filiztek/Accords Croisés – à Chaillot/Théâtre national de la danse, dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un duo virtuose entre deux hommes, d’origine et de techniques différentes qui s’élancent tout d’abord dans le silence, pendant un long temps, avant que le compositeur et instrumentiste Ruşan Filiztek ne s’introduise dans leurs univers, les accompagne et les appelle.

Brigel Gjoka a été formé à la danse classique en Albanie, son pays d’origine, avant de développer son travail autour de la danse contemporaine et de collaborer avec William Forsythe pendant onze ans. Rauf « RubberLegz » Yasit participait aux fêtes familiales kurdes dans l’enfance il en a appris les figures de la danse populaire avant de se passionner pour le hip hop, en Allemagne où il a grandi. Il est actuellement basé à Los Angeles. Son expérience de street dancer a été mise à l’épreuve au moment où il est entré dans la danse de William Forsythe pour le spectacle A quiet Evening of Dance. C’est là qu’il a rencontré Brigel Gjoka, en 2019, autour de l’emblématique chorégraphe.

Ensemble et sous le regard de l’ancien directeur du Ballet de Francfort, ils ont amorcé un premier travail à partir de leurs différences et se sont lancés dans la création, sans musique, d’un duo de trente minutes. Ils l’ont ensuite élargi et ouvert à la présence du compositeur et musicien traditionnel et contemporain, Ruşan Filiztek.

Ils présentent aujourd’hui Neighbours, une pièce originale et singulière élaborée à trois, les danseurs en signent aussi la chorégraphie. Dans la première partie du spectacle, silencieuse, Brigel Gjoka et Rauf « RubberLegz » Yasit sont amarrés l’un à l’autre et inventent un langage à partir du récit de leurs corps et parcours de vie. A géométrie variable, leur danse est pleine de trouvailles et d’énergie, ils font de leurs différences une richesse. Leur écriture chorégraphique est ludique, radicale et sophistiquée.

Dans la seconde partie se construit un dialogue avec le musicien. Pour Ruşan Filiztek, compositeur, c’est une première expérience et rencontre avec la danse. Il les a observés pour leur apporter des univers sonores sensibles et diversifiés, à partir de ses instruments traditionnels et électroniques. Né au sud de la Turquie de parents Kurdes, Ruşan Filiztek s’est initié au oud, au kumbust – un instrument à cordes kurde, mélange de banjo et de oud – et au daf kurde. Entouré de ses instruments, il officie depuis le fond de scène côté jardin, concentré sur la danse, envoie avec subtilité ses appels, imprécations et mélodies portés aussi par la flûte, le vocal et le chant choral auxquels répondent les danseurs dans leur gestuelle et leur fluidité. Le tambour scande les pas traditionnels de la danse aux foulards rouges et lui donne énergie et grâce. Les figures sont imprégnées d’enfance, de souvenirs personnels, de complicité et de liberté. Les interactions entre danseurs et musicien dessinent un paysage rare et paradoxal (mis en lumière par Zeynep Kepekli), en symbiose avec le spectateur. L’ensemble est d’une belle virtuosité.

Brigitte Rémer, le 28 novembre 2022

Chorégraphie et Danse : Brigel Gjoka et Rauf « Rubberlegz » Yasit – composition et musique Ruşan Filiztek – lumières Zeynep Kepekli – costumes Ryan Dawson Laight – régie générale et lumières Dan ‘DJ’ Johnson – régie son Patrick Dell.

Du 17 au 24 novembre 2022, mardi, mercredi et vendredi à 19h30 – jeudi à 20h30 – samedi à 17h, à Chaillot-Théâtre national de la Danse, 1 Place du Trocadéro, 75116. Paris – site : theatre-chaillot.fr – tél. : 01 53 65 30 00 – En tournée : 29 novembre à 20h30 à Beauvais, Théâtre du Beauvaisis/scène nationale – 3 décembre à 19h, à Tremblay-en-France, Théâtre Louis Aragon, Scène conventionnée d’intérêt national Art et création/danse